Avec la crise sanitaire, le grand public découvre que la science peut être hésitante. Hésitante à donner des chiffres justes, à suivre certaines pistes de recherche, à trouver un vaccin… Elle tâtonne, elle tente, elle teste, sans forcément transformer l’essai. Conséquence : observateurs, experts, spécialistes de ci ou de ça, tous s’interrogent, débattent, contredisent, se contredisent eux-mêmes aussi parfois, car l’information évolue si vite que les messages envoyés, véhiculés, ne sont pas toujours des plus clairs. Dans un tel contexte, pas facile de prendre les bonnes décisions, que ce soit dans le domaine de la santé publique, de la prévention et bien sûr au niveau politique. C’est de cette « incertitude scientifique » dont il a été question lors de la Matinale de la FNIM, organisée le 14 octobre 2020 dans les salons de l’Aéro-Club de France, à Paris. « Comment décider sans savoir ce que l’on saura demain ? » Un vaste sujet qui a inspiré les deux invités : Léo Coutellec, maître de conférences en éthique et épistémologie à l’université Paris-Saclay, et le Dr Hervé Maisonneuve, spécialiste de la rédaction médicale et référent intégrité de la faculté de médecine Paris 7. Ensemble, ils ont donné quelques pistes de réflexion pour sortir de la confusion générale. Celle qui ne fait qu’entretenir doute, défiance, méfiance.
D’habitude, il travaille sur le long terme. La moindre étude, la moindre enquête s’étend sur plusieurs années. Pour l’observation de la pandémie actuelle, il a mobilisé ses équipes, dans le cadre d’un projet de l’Agence nationale de la recherche, et au bout de quatre mois Léo Coutellec a déjà les bases d’une réflexion qu’il va poursuivre à l’université Paris-Saclay, où il est maître de conférences. Ses spécialités : l’éthique et l’épistémologie. Une double approche sur la façon dont on peut continuer « à reconnaître la science » quand elle est « brouillée », comme elle l’est aujourd’hui. C’est-à-dire « tiraillée entre l’économie, la politique ou encore le social ». Dans un tel contexte, qu’en est-il de « la fiabilité en science » ? Peut-on croire tout ce que l’on entend à propos de la Covid-19 ? Peut-on se fier à tout ce qui est publié ? Pas si sûr, lorsqu’on pense « aux pressions multiples qui pèsent sur la recherche », souligne Léo Coutellec. Qu’en est-il aussi du pluralisme scientifique ? L’universitaire rappelle que dans la société comme du côté des pouvoirs publics, « on a besoin de réponses de la science ». Or, rien ne vient. Ou plus exactement : « Cette requête est faite à une entité qui n’existe pas », précise le chercheur de Paris-Saclay. Pour appuyer son argumentation, il cite volontiers le sociologue Pierre Bourdieu, selon lequel « la communauté scientifique est une fiction sociale qui n’a rien de fictif socialement ». Léo Coutellec explique ainsi qu’aucun texte fondateur ne sert de socle à ce que l’on appelle « la communauté scientifique ». Contrairement à la communauté médicale, par exemple, qui se repère notamment au contenu du serment d’Hippocrate. « La science, ce sont beaucoup de métiers, de statuts différents, d’intérêts avec l’industrie… C’est à la fois une communauté hétérogène et une hétérogénéité des savoirs », poursuit-il. Pas simple, du coup, de distinguer celui qui fait autorité ou d’aller vers celui qui a raison. « Les objets scientifiques, dit-il, n’appartiennent plus à une seule discipline. Ils sont désormais confrontés à une conflictualité disciplinaire, de définition et de savoir. »
« La fiabilité ne va pas de soi »
Avec ses équipes de Paris-Saclay, Léo Coutellec s’est intéressé aux essais cliniques autour de l’hydroxychloroquine. Il a sélectionné ceux menés au CHU d’Angers, par l’Inserm à Paris et au sein de l’IHU Méditerranée Infection. « Nous avons voulu voir comment la pluralité s’exprimait », confie le chercheur. Résultat : pas un camp n’a pris le pas sur l’autre, mais l’universitaire a pu constater qu’il existe bel et bien « différentes façons de faire de la science », avec « un curseur de la fiabilité qui varie selon les essais, les critères de robustesse et de pertinence ». La réponse n’a donc rien d’évident. Elle s’apparente à un véritable cheminement, voire une quête. « Dans le contexte de la Covid-19, nous avons beaucoup d’incertitudes encore. Car le virus est méconnu et, en plus, il continue d’évoluer », commente Léo Coutellec. Il parle aussi d’« instabilité du savoir », d’une « pluralité de preuves contradictoires entre elles » et, donc, « difficiles à hiérarchiser ». « La robustesse pour un épistémologiste, c’est la qualité d’une connaissance obtenue en générant des preuves multiples qui, entre elles, sont indépendantes. » Autrement dit : il n’existe pas qu’une seule route pour aller « vers la solution ». D’où le choix des trois essais cliniques : ils sont chacun différents, avec des spécificités qui leur sont propres et ils apportent une pluralité nécessaire pour avancer, confronter, comparer pour, enfin, trouver. Un parti pris qui revêt la pertinence dont parle l’universitaire : à savoir « une qualité d’adaptation à l’objet » et non une constante mathématique. La flexibilité est l’une des clés pour avancer, progresser, épouser un contexte qui peut évoluer très vite. « La fiabilité ne va pas de soi », souligne Léo Coutellec. Ce qui nous renvoie aux interventions d’experts en tout genre, notamment sur les chaînes de télé et radio d’information en continu, qui donnent cette impression de « tout savoir », alors qu’ils ne savent pas grand-chose. Un vrai terrain de jeu pour le Dr Hervé Maisonneuve. Depuis le confinement, il observe la multitude de prises de parole et met celles-ci en parallèle avec les décisions politiques. Il reconnaît que « la technologie et la science ouverte ont participé à la diffusion des innovations ». Et ce, « via les pré-publications, réseaux sociaux ou autre chaînes YouTube ». Conséquence de cet « accès libre » : « La qualité n’est plus sous la seule responsabilité de sociétés savantes ou d’institutions. » D’autres, moins avertis, moins savants, moins sachants, mettent leur grain de sel, débitent leurs vérités. « Alors que le temps de la démarche scientifique n’est pas le temps des médias, rappelle Hervé Maisonneuve. Il ajoute : « L’incertitude est une situation normale en science. » A croire qu’un chercheur qui ne douterait plus n’en serait peut-être plus un…
« Connaissances et croyances se confondent »
« La vérité scientifique ne se décrète pas à l’applaudimètre. » Cette phrase d’un communiqué du 8 mai 2020 de l’Académie de médecine, par Hervé Maisonneuve, donne le ton. Pour affirmer, il faut des preuves. Pour donner une piste à suivre, il faut des garanties, des évaluations répétées portant sur la sécurité, l’efficacité, la pertinence, l’accessibilité et la qualité. Il faut un cadre. Or le référent intégrité de Paris 7 regrette que ce ne soit pas toujours le cas. Exemple à l’appui. « L’étude Hydroxychloroquine et azythromycine comme traitement du COVID-19 : résultats d'un essai clinique ouvert et non-randomisé, menée par le Pr Didier Raoult auprès de 26 malades, a été soumise le 16 mars 2020 à l’International Journal of Antimicrobial Agents, acceptée le 17 mars et mise en ligne le 20 mars 2020. A cela s’ajoute des décrets publiés au Journal Officiel les 25 et 26 mars. Le premier préconise la prescription de l’hydroxychloroquine pour les patients Covid-19 dans un établissement de santé, sous la responsabilité du médecin prescripteur. Le second, l’interdiction de la dispensation en pharmacie d’officine en dehors de l’AMM. » Une rapidité de décision et d’exécution rarement vue dans le domaine de la santé publique. « Ici, connaissances et croyances se confondent », reprend Hervé Maisonneuve. Et le médecin enfonce le clou : « L’esprit critique n’est pas la qualité première des pseudo-experts auto-proclamés. » Il déplore aussi les interventions des « vrais » experts, « lorsqu’ils s’expriment en dehors de leurs compétences ». La science ouverte aurait donc vite ses limites. Et ce d’autant qu’il existe « une convenance sociale de la communauté scientifique, qui n’a pas demandé accès aux données sources des essais », affirme Hervé Maisonneuve : « Fabricants, agences, conseils scientifiques, responsables des facultés, des CME, directeurs d’hôpitaux, chercheurs, évaluateurs, enseignants… tout le monde se tient ! » Les uns rendent des services aux autres et vice-versa. De petits arrangements qui ne reflètent pas le sens et l’essence même de la Déclaration de Singapour sur l’intégrité de la recherche. Un texte de 2010, qui s’articule autour de 14 recommandations, dont celle-ci : « Les chercheurs doivent utiliser des méthodes appropriées, baser leurs conclusions sur une analyse critique de leurs résultats et les communiquer objectivement et de manière complète. » Ou encore celle-ci : « Les chercheurs doivent conserver les données brutes de manière transparente et précise de façon à permettre la vérification et la réplication de leurs travaux. » Hervé Maisonneuve se veut un brin perplexe : « N’aurait-on tiré aucune leçon de l’affaire du Médiator ? » Quid aussi de l’Office français de l’intégrité scientifique : serait-ce un vaisseau fantôme ? Quant à une chasse aux « infox » plus agressive qu’aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, serait-ce une bonne solution ? Le médecin avoue ne pas avoir de réponses à ces interrogations. Il n’en demeure pas moins qu’il fait partie des signataires, aux côtés de 90 société savantes, de la tribune parue dans Le Monde daté du 14 octobre 2020 et intitulée : « Nous demandons la définition dans la loi de règles garantissant l’honnêteté et la rigueur scientifique ». Un texte de plus. Pourquoi pas. Léo Coutellec, pour sa part, regrette que le lien entre science et politique soit « trop court » : « Il manque des intermédiaires plus autonomes du pouvoir politique. » Puis il rejoint les réserves d’Hervé Maisonneuve : « Les failles dans lesquelles s’engouffrent médias et politiques sont créées par la communauté scientifique elle-même. Même s’il existe une culture d’éthique et d’intégrité, celle-ci fait défaut dans la science. »