Stress, insécurité, patients mécontents, horaires élastiques, coup de blues… Tous font partie du quotidien des professionnels de santé. Certains gardent le moral, continent d’aimer leur métier. D’autres, par contre, s’interrogent, s’inquiètent, voire dépriment. Comment se portent les blouses blanches à l’aube des années 2020 ? La question a été posée le 19 juin 2019, à l’Aéro-Club de France, à Paris, dans le cadre d’une nouvelle « Matinale » de la FNIM. Pour nourrir le débat, quatre invités, tous membres de la FNIM, étaient présents : Alain Collomb, vice-président de l’agence A plus A, Grégoire Pigné, médecin et directeur de la plateforme 360 Medical, Karen Ramsay, rédactrice en chef d’Egora, et Catherine Cornibert, présidente de l’Agence Conseil Santé (ACS). Retour sur 90 minutes passées au chevet de ceux qui prennent soin de la santé des autres.
« On ne fait pas médecine et on ne devient pas médecin par hasard. A l’origine de ce choix, il y a souvent la passion d’un métier, une envie d’aider et de soigner les autres… En revanche, la façon d’exercer la médecine peut avoir des conséquences sur la vie professionnelle et personnelle du médecin. » Ce constat est celui d’Alain Collomb. Vice-président de l’agence A plus A, leader des études de marché santé, et membre de la FNIM, il est venu présenté les résultat d’une enquête qualitative, menée en mars 2018 auprès de 432 médecins généralistes. Parmi les principaux constats de l’étude : le praticien consacre en moyenne 68% de son temps de travail à la consultation et 11% aux tâches administratives. Près d’un généraliste sur deux ne prend pas de garde, un sur trois ne reçoit pas de visiteurs médicaux et un sur quatre ne suit aucun cursus de formation continue. Face au rythme des journées souvent soutenu, 68% des médecins interrogés reconnaissent, en outre, que leur vie familiale en souffre et 54% que leur vie sociale en pâtit. Pas si simple, donc, de trouver un juste milieu entre le temps consacré au travail et celui passé à la maison ou en vacances. Résultat : seuls 26% des généralistes se disent optimistes quant à l’avenir de leur profession et 23% quant à l’avenir des praticiens eux-mêmes. Reste que l’étude fait état de 66% de médecins plutôt « heureux » et 19% « assez malheureux ». Ce n’est donc ni tout noir, ni vraiment rose. Le bilan se veut en demi-teinte et pour tenter d’affiner un peu plus ce check-up des généralistes, Alain Collomb a classé les praticiens interrogés en quatre catégories : ceux « en souffrance » (23% du panel), les « bien établis » (33%), les « modernistes inquiets » (21%) et les « heureux » (23%).
Manque de considération, lourdeurs administratives et surcroît de travail
Ceux qui « souffrent » sont en majorité des hommes, âgés de 53 ans en moyenne, qui reçoivent pour 58% d’entre eux plus de 120 patients par semaine. Autrement dit : ils travaillent beaucoup, en moyenne 54 heures par semaine et 65% ont une activité liée à leur profession le week-end aussi. Autres caractéristiques de ces généralistes « en souffrance » : 48% voient d’un mauvais œil la surinformation des patients, 41% déplorent la création du « médecin traitant », 60% critiquent la rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) mise en place par l’Assurance maladie, 80% regrettent la généralisation du tiers-payant, 51% jugent sévèrement l’arrivée du dossier médical partagé (DMP) et, globalement, ils se disent peu favorables à la télémédecine. Bref, le progrès, pas bien fait pour eux. Dans un tel contexte, rien d’étonnant qu’ils soient 69% à « être déçus » par rapport à leurs espoirs lorsqu’ils sont devenus généralistes : ils pointent ici le manque de considération, les lourdeurs administratives, le manque de temps et le surcroît de travail. La seule véritable satisfaction pour 89% de ces médecins « en souffrance » : la relation qu’ils ont avec leurs patients. Car, côté vie privée, rien ne va plus : 90% déclarent que leur vie de famille souffre de leur activité professionnelle, 59% ont déjà connu un épisode dépressif et 81% un burn out. Des situations difficiles face auxquelles ils ont l’impression que les pouvoirs publics les ont abandonnés, oubliés. Un médecin « en souffrance » sur deux se dit « malheureux » et 77% ont déjà envisagé de changer de métier.
L’amour du métier et la relation avec les patients
Son de cloche très différent chez les praticiens dits « bien établis ». Agés de 53 ans en moyenne, ils travaillent environ 50 heures par semaine, 42% se mobilisent aussi le week-end, et la majorité déclare que les évolutions de la profession (médecin traitant, ROSP, télémédecine…) n’ont pas ou peu d’impact sur eux. Autre constat : 85% se disent satisfaits par rapport à leurs attentes initiales. Ils mettent en avant leur amour du métier et la relation avec les patients – même si parfois ils se plaignent de leur impolitesse…-. Certes, il y a quelques débordements de la vie professionnelle sur la vie personnelle, mais 35% seulement disent avoir eu des problèmes relationnels avec leur conjoint(e) - contre 50% chez la totalité des praticiens interrogés - et 21% avec leurs enfants (vs 36%). Dans la même veine, 8% (vs 25%) ont déjà été en dépression et 24% (vs 42%) ont vécu un burn out. A 90%, ils se disent plutôt « heureux » et moins d’un quart (22%) a déjà envisagé de changer de métier.
« Les généralistes ne constituent pas un corps médical homogène »
Les femmes généralistes feraient plutôt partie des « modernistes inquiets ». Un groupe dont l’âge moyen flirte avec les 47 ans et dont le temps de travail hebdomadaire tourne autour des 50 heures. Ces « modernistes inquiets » voient plutôt comme une avancée la création du médecin traitant, télémédecine et télétransmission ou encore le recours aux génériques. Même le fait que les patients soient de plus en plus informés ne les effraient pas. Toutefois, ils se posent des questions. Ils s’interrogent sur leur avenir. Quelque 20% d’entre eux ont déjà fait une dépression, 42% ont vécu un burn out et 22% ont pensé à exercer une autre profession. Quant aux « heureux », quatrième type de généralistes identifié par Alain Collomb, ils travaillent en moyenne 49 heures par semaine, 14% - contre 8% chez tous les praticiens interrogés – interviennent en maison de retraite et la majorité ne redoute ni la surinformation des patients, ni les nouvelles technologies (télémédecine, télétransmission, DMP…) ou autre recours aux génériques. Bref, ils sont « heureux ». La preuve : 96% (vs 75%) se disent satisfaits « par rapport à leurs attentes initiales ». Ce sont même les seuls à considérer, à 57%, que leur vie familiale « profite de leur activité professionnelle ». Un bémol toutefois : 18% ont déjà été en dépression, 28% ont connu un épisode de burn out et 22% ont songé à une reconversion professionnelle. « Au regard de ces résultats, ces praticiens ne constituent pas un corps médical homogène, a reconnu Alain Collomb. Au contraire, il est très diversifié. » Une sorte de reflet de notre société, qui jongle sans cesse entre tradition et modernité, inquiétudes et espérances.
La qualité des soins en danger…
Dans ce contexte de morosité teintée d’optimisme, qu’en est-il de la qualité des soins prodigués ? L’enquête menée en avril dernier par 360 Medical, en partenariat avec Egora et A plus A, a permis de prendre le pouls sur ce point de 4 635 professionnels de santé (médecins et carabins, infirmiers et futurs infirmiers). Le résultat ? Il a de quoi alerter : « Pour 93% des médecins et 99% des infirmiers en exercice, la qualité des soins est en danger en France », a constaté le Dr Grégoire Pigné. Si l’on raisonne en note sur 10 : en 2018, les médecins attribuaient 6,31/10 à leur perception de la qualité des soins, et un an plus tard, ils abaissent cette note à 5,80/10. Même chute du côté des infirmiers interrogés : ils mettaient 5,11/10 en 2018 contre 4,81/10 en 2019. Ça va mal ! Le patron de 360 Medical a cité en référence le verbatim d’une infirmière hospitalière de la région Sud (ex-PACA) : « Une infirmière pour 80 patients : c’est impossible de faire du travail de qualité ! Aux urgences c’est encore pire ! » D’où l’actuel mouvement de grève dans plus de 80 services d’urgence en France. Selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), pour 100 passages aux urgences en 2000, on en comptait 162 en 2016, année qui a cumulé quelque 21 millions d’arrivées aux urgences en France. Par ailleurs, « 89% des médecins et 94% des infirmiers déclarent que la qualité des soins s’est dégradée sur ces cinq dernières années », a souligné Karen Ramsay. Les facteurs qui expliquent cette « dégradation » sont multiples : les professionnels de santé citent aussi bien les conditions matérielles que les contraintes réglementaires, la baisse de moral ou encore un « bien-être » en berne. Médecins et infirmiers sont, en outre, soumis à une surcharge de travail. Et pour cause : ils doivent faire face à de plus en plus de patients, dont l’espérance de vie augmente, mais le nombre de soignants, lui, n’a pas augmenté suffisamment pour faire face à la demande. Au cours du débat qui s’est instauré durant la « Matinale » de la FNIM, Alain Collomb a tenu toutefois à nuancer cette notion de « qualité des soins » : « Ce n’est pas la qualité des soins en tant que telle qui est en cause. Car, les progrès de la médecine font que nous avons des soins bien meilleurs aujourd’hui. Mais qu’en est-il de la qualité de la pratique médicale et de la prise en charge des patients ? » Réponse du Dr Grégoire Pigné : « Certes, les résultats de la médecine s’améliorent grâce aux innovations médicales, mais celles-ci masquent pour le grand public la dégradation de la qualité des soins. » En analysant la « perception » de cette qualité des soins, l’étude de 360 Medical permet, en outre, de pointer les nombreuses problématiques rencontrées par les blouses blanches à l’orée des années 2020. « A commencer par leur mal-être », a souligné Catherine Cornibert, présidente de l’Agence Conseil Santé (ACS), qui gère les actions de communication de l’association Soins aux professionnels de santé (SPS) – voir encadré -. Elle a ainsi rappelé qu’en France, « un professionnel de santé sur deux est concerné par le burn out ».
Anne Eveillard
Soins aux professionnels en santé : une association mobilisée
Souffrance au travail, stress, incivilités des uns, agressivité des autres… le quotidien des professionnels en santé n’est pas toujours simple à appréhender. Si bien qu’un quart d’entre eux reconnaissent avoir déjà eu des idées suicidaires… Face aux coups de blues des blouses blanches, l’association Soins aux professionnels en santé (SPS) agit et réagit. En premier lieu, avec la mise en place d’un réseau de prise en charge du mal-être de ces médecins, infirmiers, aide-soignants et tout autre professionnel en santé, qui s’articule autour d’une plateforme téléphonique*, de consultations physiques et d’hospitalisation en unités dédiées – il en existe 8 en France -. L’association multiplie également les enquêtes sur l’état de santé de ces professionnels, les colloques, conférences et campagnes de prévention. Elle mène aussi des actions de formation et d’information.
*N° Vert : 0 805 23 23 36 (24h/24, 7j/7 et appel gratuits)
Site : www.asso-sps.fr