Base de données, organisation en blocs, registre décentralisé, immuabilité des informations, traçabilité, transparence, fiabilité… L’ensemble de ces composants constituent ce que l’on appelle la Blockchain. Utilisée dans le secteur de la cryptomonnaie, cette « chaîne de blocs » trouve aussi son utilité et sa pertinence dans le domaine de la santé. Comment ? Pourquoi ? La France est-elle en retard ? Faut-il redouter le « big data » dans la relation médecin-patient et dans celle entre soignants et industrie pharmaceutique ?... Autant de questions qui ont été posées lors de la Matinale de la FNIM du 10 novembre 2021, organisée en présentiel dans les locaux de l’Aéroclub de France, à Paris. Pour y répondre, deux experts étaient invités. Tout d’abord, Line Guffond Goanvic, pharmacienne de formation, fondatrice de la société de conseil 360 Vision & Perspectives (360 V & P) et auteure du livre Blockchain or not Blockchain en santé (éditions Libris). À ses côtés : Alexis Abric, associé chez Cirba Consult et président d’Iceblock, société de gestion de portefeuilles cryptomonnaies. Le débat était animé par Danielle Villedieu, directrice du développement d’Interaction Healthcare, et Denise Silber, fondatrice de Basil Strategies & Doctors 2.0 et VRforHealth.com.
La différence entre l’Internet et la Blockchain ? « Le premier a révolutionné l’échange d’information, en nous permettant de communiquer d’un bout à l’autre de la planète. La seconde apporte la preuve numérique : toute information échangée en utilisant la Blockchain est sécurisée et infalsifiable, car enregistrée au sein de blocks. » C’est en ces termes qu’ Alexis Abric, associé chez Cirba Consult et président d’Iceblock, société de gestion de portefeuilles en cryptomonnaies, a amorcé la Matinale de la FNIM du 10 novembre dernier. Une révision des définitions, à l’heure où la Blockchain reste une nébuleuse pour une majorité du grand public. Toujours dans un souci de pédagogie, le spécialiste a ensuite nuancé le système centralisé – type Facebook -, « dont l’ensemble des données sont rassemblées au sein d’un seul système d’information, contrôlé par un petit nombre d’individus », du modèle décentralisé, doté de « nœuds » (ou ordinateurs) autonomes connectés entre eux. Dans ce second schéma, rendu possible grâce au développement de la Blockchain, « toutes les données sont distribuées au sein de plusieurs systèmes d’information et le contrôle de chaque donnée se fait par un consensus de manière décentralisée », explique Alexis Abric. L’expert parle, ici, de « système acéphale ». Autrement dit : un groupe d’acteurs participent au système, actionné, dynamisé, organisé par des mécanismes de consensus. « Une façon de se libérer des pouvoirs des Etats. Le réseau est ouvert et chacun d’entre nous peut devenir un nœud. Sachant que les nœuds qui composent le réseau doivent être en nombre élevé (supérieur à 100) », souligne encore le spécialiste des cryptomonnaies. Il ajoute : « Ces différents mécanismes de consensus mettent en place des stratégies qui découragent l’attaquant. » De quelle façon ? « Ces stratégies rendent toute attaque la plus coûteuse possible, de façon à ce que le coût – en matériel et en électricité - dépasse le gain. » Parallèlement, les acteurs du réseaux qui participent à la validation de l’échange de l’information, sont, quant à eux, récompensés. A titre d’exemple, dans le secteur de la cryptomonnaie Bitcoin, « le mineur qui mine un bloc reçoit des bitcoins ». Un résultat rendu possible parce que les systèmes sont décentralisés et restent, ainsi, « hors de portée de toute influence étatique ».
« 83 % des Français prêts à partager leurs données de santé… »
Quid de la Blockchain dans la santé ? Alexis Abric en est convaincu : « L’industrie pharmaceutique est l’une des industries où la technologie de la Blockchain semble la plus prometteuse. » À condition d’une certaine remise en cause de ce secteur : il doit réussir à « percer la coque d’une industrie lourdement réglementée et composées par de grandes entreprises aux processus vétustes », indique l’associé chez Cirba Consult. Reste que l’intégration de la Blockchain, tant pour les essais cliniques que pour la recherche et développement, pourrait faire économiser jusqu’à 150 milliards à l’industrie pharmaceutique au niveau mondial, assure Alexis Abric. Avis partagé par Line Guffond Goanvic, à la tête de 360 Vision & Perspectives (360 V & P) et auteure du livre Blockchain or not Blockchain en santé. Et ce d’autant que « 72 % des Français estiment que les données de santé pourraient faire avancer la recherche médicale et améliorer la santé de tous », rappelle-t-elle. Mieux encore : « 83 % des Français seraient prêts à partager leurs données de santé, sous réserve d’anonymat et de partage sécurisé. » Grâce à sa décentralisation et son inaltérabilité, la Blockchain peut assurer l’intégrité des données de santé à travers l’ensemble des systèmes d’information. La Blockchain pourrait sécuriser la gestion des données médicales de l’ensemble des acteurs du système de santé – patients, médecins, hôpitaux, laboratoires, assurances… - et faciliter, en outre, les échanges ou autres synergies entre eux. Line Guffond Goanvic évoque un marché lié à la Blockchain en santé de 250 millions de dollars en 2018, 500 millions en 2020, avec une projection à 11,5 milliards en 2026. Deux besoins princeps sous-tendent son développement sur le marché des soins de santé : d’une part, la demande croissante de services de e-santé sécurisés et transparents, et d’autre part, la nécessité de trouver une réponse au nombre croissant de violations de données de santé. Car certains pays sont en avance. La fondatrice de 360 V & P cite quelque 142 projets à travers le monde, répertoriés par les Echos Etude, Car certains pays sont en avance. La fondatrice de 360 V & P recense quelque 142 projets à travers le monde, « dont la moitié sont américains ». En Europe, la France et le Royaume-Uni comptabilisent chacun 11 projets, « soit près de la moitié des projets européens ». Par ailleurs, les Etats-Unis et la Chine ont une longueur d’avance en terme de dépôts de brevets. « Sur 163 brevets Blockchain identifiés comme applicables au domaine de la santé, 32 sont des brevets américains (19 %) et 83 sont chinois (51%) », souligne encore Line Guffond Goanvic. Elle salue également le succès de Dr Data, qui a déposé le premier brevet francais sur cette thématique.
L’Estonie a mis en place un système dédié à l’authentification et la sécurisation des données médicales
Le pays européen le plus en pointe dans le domaine de la Blockchain, c’est l’Estonie. Et pour cause : dès les années 2010, le pays a mis en place un système, à l’échelle nationale, dédié à l’authentification et la sécurisation des données médicales. Si bien que le système de santé estonien fait référence en termes de sécurisation, sauvegarde et partage de données entre ses différents acteurs que sont les hôpitaux, médecins, pharmaciens, patients… Ainsi la startup Guardtime, en collaboration avec l’Estonian Health Foundation, a-t-elle sécurisé près d’un million de registres patients, en Estonie, en enregistrant leurs empreintes sur la Blockchain. Tout aussi concret : au Royaume-Uni, la Blockchain permet de suivre la température des vaccins contre la Covid-19 dans deux hôpitaux britanniques. On doit cette prouesse à un partenariat entre le National Health Service (NHS), la société Everyware, qui utilise des capteurs pour surveiller l’équipement en temps réel, et la startup américaine Hedera Hashgraph (US), le tout soutenu par Google et IBM. En pratique, les capteurs permettent de surveiller la température des réfrigérateurs où les vaccins sont stockés. Puis, ils transmettent les données sur une plateforme cloud, où elles sont cryptées. Enfin, elles sont transmises au réseau de Blockchain développé par Hedera Hashgraph. L’objectif étant de détecter, en temps réel, la moindre irrégularité dans les températures des vaccins, avant de les administrer aux patients. Parmi les startups impliquées dans la Blockchain en santé, Line Guffond Goanvic cite aussi volontiers Meditect, My Health My Data, Embleema, Block-Covid ou encore Quanti Health. À titre d’exemple, Meditect a développé une solution de traçabilité et d’authenticité des médicaments utilisée en Afrique par Upsa notamment. Embleema, pour sa part, met la Blockchain au service du partage des données de santé pour la recherche contre les maladies chroniques et rares, en connectant patients, communautés médicales, scientifiques, industriels et autorités de santé. Quant à QuantiHealth, elle incite le patient diabétique de type 2 à devenir acteur de sa santé, en l’encourageant à changer ses comportements, avec un système de récompense à la clé. En parallèle, la Blockchain peut être considérée comme un « émulateur de « coopétition ». « Elle favorise la collaboration entre les acteurs d’un écosystème, qui n’ont pas l’habitude de travailler de concert. Ce qui leur permet de partager des informations, qui, combinées entre elles, peuvent représenter une valeur capitale pour la communauté», constate Line Guffond Goanvic. Et ce, en toute transparence et sécurité : « On peut, par exemple, partager des résultats de recherches, tout en maintenant la paternité de chaque contributeur. »
La Blockchain doit avant tout inspirer la confiance, rassurer, sécuriser, tranquilliser
Et demain ? La Blockchain va-t-elle faire école ? Pas si simple. Surtout qu’aucune formation ou autre sensibilisation n’est encore proposée, notamment en fac de médecine. « Quand on voit que l’IA existe depuis 50 ans, on se dit qu’il faut du temps pour que les choses se mettent en place », reconnaît Line Guffond Goanvic. À cela s’ajoute une volonté politique pour faire avancer les choses, à l’instar de ce qui s’est produit en Estonie. L’OMS a, par ailleurs, signé un accord de partenariat avec l’Estonie pour le développement d’une version numérique du certificat international de vaccination. Cette mission a été confiée à Guardtime, spécialisée dans la Blockchain. Alexis Abric pointe aussi d’autres limites de l’écosystème Blockchain, « qui reste un outil » : « Actuellement, on a trop de fonds d’investissement, mais pas assez de spécialistes et d’encadrement professionnel sur le terrain. Par ailleurs, si la Blockchain peut favoriser une décentralisation de la société, il faut aussi prévenir son utilisation comme outil de contrôle par les régimes autoritaires. » Pour convaincre la population, les institutions, les politiques, la Blockchain doit avant tout inspirer la confiance, rassurer, sécuriser, tranquilliser. Dans le domaine de la santé, cette perspective répond au besoin de replacer le patient au centre du processus et lui redonner le contrôle à la fois sur ces données et leur partage. Line Guffond Le Goanvic en convient : c’est une question de temps et de pédagogie. Elle ajoute : « La phase d’acculturation sera capitale pour que chacun puisse progresser dans sa compréhension des enjeux, ainsi que sur la valeur que peut générer la Blockchain ». Elle en est certaine : cette technologie va finir par entrer dans les mœurs, les habitudes, les logiques. Les usages et autres retours d’expériences vont prendre le pas, puis s’imposer. Comme cela a été le cas, autrefois, avec l’Internet.