L’innovation ouverte a fait l’objet de notre dernière table ronde. Animée par Eric Phélippeau, président de la FNIM, elle a suscité un véritable débat : est-elle la nouvelle réponse en termes de R&D santé ? Est-elle si nouvelle qu’on le prétend ? Eléments de réponse avec nos invités : Dr Mehdi Benchoufi, médecin, chef de clinique, département Epidémiologie à l’AP-HP, agrégé de mathématiques, fondateur du club JADE ; Lyse Brillouet, directrice de recherche Société Numérique Orange Labs Research ; Jean-Louis Liévin, président co-fondateur de ideXlab, plateforme d’intermédiation pour mettre l’innovation ouverte à la portée de toutes les entreprises ; François Lenfant, general manager du département Global Design&User experience pour l’Europe chez GE Healthcare.
Comment définir l’open innovation ?
Mehdi Benchoufi : « S’il est facile de mettre le terme open à chaque initiative, il est plus difficile de le mettre en pratique. Par définition, par nature, il n’y a pas de bonne façon, pas de méthode pour être innovant. Pour moi, l’open innovation est d’abord un état d’esprit, une nouvelle culture. Néanmoins, on peut quand même dégager des éléments de méthode pour se rendre agile, notamment la capacité à interroger correctement l’environnement : comment agir dans un contexte de réseaux, comment s’appuyer sur les ressources extérieures à l’entité qui se lance dans l’open innovation de manière à créer de la synergie. Ce n’est pas si simple pour un acteur institutionnel qui possède sa propre R&D : comment nouer des relations avec les fab labs, les start ups ? Doit-on incuber à l’intérieur ou à l’extérieur ? Une bonne initiation à l’open innovation consiste à cartographier l’environnement, à mettre bout à bout des ressources pour obtenir de l’intelligence créative ».
Lyse Brillouet : « Dans beaucoup d’industries, le fait de faire des choses ensemble, de co-construire, est un réflexe naturel depuis fort longtemps : l’open innovation, c’est un peu le management par Projets des années 90, mais augmenté. Disons que l’open innovation aujourd’hui est une réponse, ou une partie de réponse, à l’enjeu de R&D d’une entreprise à horizon de 3-4 ans ».
François Lenfant* : « Chez GE, l’open innovation est un choix qui s’impose. Avec la pénurie de ressources qui affecte le monde industriel, il y a une nécessité à nous ouvrir pour mieux faire dans un contexte de moyens qui se réduisent. GE Healthcare investit certes 100 millions d’euros/an dans la R&D, mais on ne peut pas tout faire. Il nous faut donc développer l’innovation grâce au partage et à l’ouverture : on a progressivement raisonné en termes de réseaux, de process créatifs ou plus risqués que les process habituels. En fait, le meilleur process pour l’innovation n’existe probablement pas, et le plus important est de créer une culture d’innovation forte, diffusée à l’ensemble de l’entreprise et non plus réservée à quelques entités. L’enjeu est pour GE de libérer les énergies au sein de l’entreprise pour qu’il puisse partager et collaborer : on ne nous juge plus seulement sur nos résultats, mais sur notre faculté de collaborer les uns avec les autres dans et en dehors de GE (clients, patients, partenaires) ».
Jean-Louis Liévin : « L’expression open innovation a été inventée par l’universitaire Henry Chesbrough en 2003. Elle décrit un ensemble de pratiques qui existaient déjà telles que nouer des partenariats, s’ouvrir sur l’extérieur, avoir des gate keepers dans les entreprises. Depuis, Facebook est arrivé en 2005, puis les autres réseaux sociaux, les mooks, le crowdfounding et le crowdsourcing entre autres. Idexlab a lancé une plateforme, une sorte de Meetic, pour relier des entreprises innovantes et des experts difficiles à trouver. On estime à 50 ou 60 millions le nombre d’experts aux compétences très pointues dans le monde. Même les grands groupes industriels n’ont plus les moyens de suivre l’actualité dans tous les domaines, les technologies s’interpénètrent de plus en plus rapidement grâce au digital. Nos outils numériques permettent de trouver ces experts et de les mettre en relation avec les grands groupes ».
Quelques exemples parlants
Mehdi Benchoufi : « Dans le domaine de la Défense, domaine régalien s’il en est et a priori peu enclin à une collaboration ouverte, Thalès travaille pourtant avec des communautés de développeurs pour installer des dispositifs en open source. L’idée de co-construire, de faire faire, suppose de ne plus penser en termes d’opposition intérieur/extérieur ou selon les 3 unités classiques de temps, de lieu et d’action. Continuer à se percevoir soi-même/monde extérieur est le frein majeur à l’open innovation. Inversement, se dire : je suis à la fois ici et ailleurs, il y a des communautés, des intelligences et des synergies à bâtir, et moi, je suis au milieu de cet environnement – ouvre la voie à l’open innovation ; mais c’est aussi un état d’esprit difficile à implanter dans les cultures d’entreprise traditionnelles. Androïd est un bon exemple d’open source dont la stratégie est dite give to get : je vous donne de quoi vous développer et c’est vous qui allez générer un écosystème qui sera bénéfique à tout le monde ».
Lyse Brillouet : « L’open innovation est une expression ombrelle qui implique une logique de posture, d’évolution managériale, d’ouverture aux partenariats. Les grands groupes mondiaux conservent en pivot une activité de R&D traditionnelle, mais agrègent aussi une panoplie de nouveaux outils, d’événements (fabs labs). Les grandes entreprises jouent leur rôle d’accompagnateurs, de soutiens financiers, et construisent ainsi des relations très pérennes pour développer les offres de services de demain ».
François Lenfant : « GE Digital vient d’ouvrir à Paris un espace d’accueil des clients industriels où l’on co-crée des solutions : l’idée est de montrer une sorte de porosité des frontières interne/externe. En interne, on s’efforce de donner à chacun les moyens d’être l’ambassadeur de l’innovation ouverte : le co-développement de solutions numériques est devenu un objectif stratégique ».
Jean-Louis Liévin : « Quand on crée une start up, on est immédiatement dans le partage et la collaboration, notamment dans les incubateurs, car il n’y a pas vraiment d’enjeu de pouvoir ou d’argent. En face des start ups, il y a certes de grands groupes, mais aussi un paysage riche et varié de PME et d’ETI qui pourraient bénéficier du type d’approche promue par ideXlab. Si les grands groupes ne peuvent pas tout faire, c’est encore plus vrai pour les PME et ETI qui doivent, elles aussi, s’ouvrir ».
Lyse Brillouet : « Chez Orange, on met ensemble des entreprises qui acceptent d’en faire moins (de valeur ou de propriété) pour obtenir plus car on estime que l’agrégat de nos expertises aura plus de valeur que ce que l’on fait nous-mêmes. C’est sur ce point où le changement managérial est profond ».
Mehdi Benchoufi : « Faire en commun de façon à obtenir encore davantage est une logique forte. L’exemple typique est la normalisation des protocoles internet et télécoms : au lieu d’imposer des formats, on fait une open source, on met en partage et en définitive on obtiendra plus. En matière de software, l’essentiel sera « opensourcé » à un moment ou à un autre ; en revanche, c’est nettement plus compliqué à mettre en place sur le hardware, sur la propriété intellectuelle ».
Y a-t-il un business model de l’open innovation ?
Jean-Louis Liévin : « Si l’open source est bien régulée, s’il y a des référents, ce n’est pas le cas de l’open innovation. Les aspects économiques de l’open source (logiciel free, ce qui ne veut pas dire forcément : gratuit) sont bien compris et on peut gagner de l’argent dans l’open source. Mais il n’y a pas de modèle économique clair pour l’open innovation ».
Lyse Brillouet : « Progressivement, les entreprises changent leur culture de l’échec : on a beaucoup à apprendre des autres grâce à l’open innovation, on accepte certains risques ou certains ratages. Ce n’est pas parce qu’on n’aura pas la possibilité de lancer sur le marché un super produit qu’on n’aura pas gagné en valeur, en expertise, en savoir ».
Mehdi Benchoufi : « Il y a un élément fondamental de l’open innovation, c’est la data. Par exemple, l’AP-HP possède des trésors en data (30 km d’archives en linéaire !) et si elle est capable de s’interfacer avec un environnement extérieur, elle en tirera des solutions de valorisation très importantes. Il y a un nombre incalculable de start ups qui doivent qualifier leurs données, et donc qui ont besoin de nourrir leurs machines (IA par exemple) par des données. Il n’y a pas de modèle économique type, mais si l’on a la capacité de s’interfacer avec l’environnement en donnant de l’open data, le ROI sera évidemment positif ».
Denis Briquet pour la FNIM
* "La boîte à outils du Design Management", B. Szostak & F. Lenfant (Dunod, 2015)