Invité du dîner annuel de la FNIM, à l’hôtel Edouard VII à Paris, Jacques Barrier a partagé son expérience de trente ans au plus près de la médecine traditionnelle africaine. Professeur émérite de médecine interne au CHU de Nantes, il préside également le MUVACAN, Musée vivant des art et civilisations d’Afrique à Nantes (1). En marge du dîner, il a présenté quelques curiosités et autres sculptures africaines dédiées aux soins, ainsi que son dernier livre : Les arts de guérir en Afrique, de la tradition à la médecine conventionnelle (2). Rencontre avec un médecin hors des sentiers battus.
« Entre 70 et 80% de la population africaine n’a pas un accès aisé à la médecine conventionnelle. » C’est avec cette estimation de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) que Jacques Barrier a amorcé sa conférence. Une conférence durant laquelle le professeur émérite de médecine interne au CHU de Nantes a mis en parallèle médecine traditionnelle africaine et médecine occidentale, rituels et protocoles, tradition et savoir scientifique. Deux mondes, deux visions, deux variations sur un même thème : le soin, la santé, la guérison. Parce que Jacques Barrier connaît bien l’Afrique. Et pour cause : durant trente ans, il a multiplié les missions de formation auprès des étudiants et médecins d’Afrique francophone. Il a également rencontré des praticiens de médecine traditionnelle, notamment au Cameroun et au Burkina Faso. Invité du dîner annuel de la FNIM, à l’hôtel Edouard VII à Paris, le président du MUVACAN* - Musée vivant des art et civilisations d’Afrique à Nantes - a donc partagé son expérience. Une occasion également, pour lui, de présenter quelques objets et sculptures africains dédiés aux soins, ainsi que son dernier livre : Les arts de guérir en Afrique, de la tradition à la médecine conventionnelle (éditions L’Harmattan). Un ouvrage co-écrit avec des spécialistes en médecine, pharmacie, ethnologie, anthropologie, philosophie et histoire de l’art, où Jacques Barrier rappelle d’emblée que « l’approche médicale occidentale est d’abord cartésienne » : « Le symptôme physique est motif de consultation et oriente vers une pathologie précise, infectieuse, cancéreuse, métabolique ou autre. » Si bien que les troubles psychosomatiques, par exemple, « sont considérés a posteriori, voire parfois négligés », dit-il encore. En Afrique traditionnelle, la maladie appartient à un domaine plus vaste : celui de la malfaisance, du mal être, du malheur… « Il y a obligatoirement une influence extérieure dans le monde visible (la communauté, une malveillance, voire la sorcellerie) ou le monde invisible (les ancêtres mécontents d’une transgression, les esprits de la brousse ou de la forêt) », explique Jacques Barrier. A l’instar du rôle de l’environnement africain, où il faut prendre en compte le pouvoir des esprits qui habitent le végétal, le minéral. Ce qui relèverait de l’incongru en France. « Dans la médecine traditionnelle en Afrique, la maladie est finalement un peu comme ces patients en France, qui consultent un généraliste sans avoir de maladie évolutive : ils ne vont juste pas bien…», ajoute Jacques Barrier. Un constat qui incite le professeur émérite à citer, dans son dernier livre, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, selon lequel « le patient doit toujours être considéré face à un univers multiple autant spirituel que concret ». De surcroît dans les pays africains, où la médecine traditionnelle fait référence. Autrement dit : là-bas, le soignant est à la fois un diagnosticien et un thérapeute, « un devin et un guérisseur », souligne Jacques Barrier.
« Une infection chronique comme le Sida n’a rien de logique pour un thérapeute traditionnel »
L’un des premiers rôles du « devin-guérisseur » : rechercher la cause d’un mal. « Rendre visible » ce qui a pu déclencher le trouble qui nécessite une consultation. Une investigation qui le conduit à mener une enquête au sein de la famille du patient, auprès de ses proches, ses amis, son environnement professionnel, voire son village. « Les causes invisibles du mal sont des forces occultes provenant des esprits », écrit Jacques Barrier. Des esprits qui peuvent se situer dans un village, la brousse, un espace sacré, voire en sollicitant les ancêtres disparus... D’aucuns parlent ici de sorcellerie, d’autres de rites et rituels. Mais dans un tel contexte, une infection chronique comme le Sida « n’a rien de logique pour un thérapeute traditionnel », explique Jacques Barrier. Car comment répondre à la fameuse question chère à chaque « devin-guérisseur » : « Où est la responsabilité ? » Même complexité, en Afrique, pour appréhender des épidémies comme celle liée au virus Ebola, car elle est incompréhensible en termes de « représentation anthropologique et sociale », écrit le médecin nantais. Il ajoute : « Trouver la cause du mal consiste à interroger les forces physiques et spirituelles. Il s’agira plus d’une pratique divinatoire d’explication du déséquilibre que d’un diagnostic de maladie, dont la base scientifique aurait été de relier la sémiologie et la physiopathologie. » Une vision de la médecine qu’il est pertinent d’avoir, en France, « face à des migrants », souligne Jacques Barrier. L’idée consiste, en effet, à adapter sa pratique médicale aux croyances des patients. En tout cas, savoir prendre suffisamment de recul et puiser dans la culture de l’autre pour soigner, mais aussi prévenir. Ce que développait Tobie Nathan, notamment pour faire accepter le port du préservatif à des populations africaines de Seine-Saint-Denis, dans les années 1990.
« Des statuettes posées à l’entrée de chaque maison, au Bénin, pour capter les présences indésirables ou nocives »
Quant aux modes opératoires des guérisseurs, ils sont divers et variés. Jacques Barrier a évoqué aussi bien la parole que les cérémonies, sans oublier les objets magico-religieux. « Ces objets sont de multiples expressions de l’art de guérir. Leur utilisation est liée à la personne du devin-guérisseur, sujet aussi respecté que craint, car il sert d’interface entre le monde des vivants et le monde de l’invisible », détaille-t-il dans son dernier livre. Durant le dîner de la FNIM, il a montré et fait circuler une sélection de ces objets. A l’instar d’un imposant collier, aux nombreuses petites boîtes, utilisé dans l’extrême Nord du Cameroun dans le cadre de la prévention de troubles psychologiques. Autre curiosité : les statuettes posées à l’entrée de chaque maison, au Bénin – « la patrie du vaudou » -, pour capter les présences indésirables ou nocives. A ces objets s’ajoute les plantes. Le guérisseur se fait alors phytothérapeute. Rien d’étonnant à cela : les plantes sont omniprésentes dans les forêts tropicales et équatoriales africaines, tout comme dans la savane. Ainsi, à la frontière du Cameroun et de la Centrafrique, la communauté des Gbaya, qui compte quelques milliers d’individus, utilise plus de 700 plantes différentes. « Or, une même plante peut contenir plusieurs principes actifs », a rappelé Jacques Barrier. Mais cet intérêt aussi bien pour « le monde de l’invisible » que pour les plantes se retrouve dans nos sociétés occidentales. L’homéopathie, l’acupuncture, la naturopathie… leur font écho. « Il y a une vingtaine d’années déjà, 60% des malades du service de médecine interne, au CHU de Nantes, suivaient d’autres médecines, a reconnu le président du MUVACAN. Et, aujourd’hui, en Loire-Atlantique, on recense autant de naturopathes que de kinésithérapeutes. »
« En Afrique, le chiffre d’affaires généré par le trafic de faux médicaments est supérieur à celui du trafic de drogue »
Pour conclure son propos, Jacques Barrier a évoqué les limites de la médecine traditionnelle en Afrique, à l’orée des années 2020. Difficile, en effet, de tout soigner sans médicaments. Compliqué également de gérer des urgences juste avec des plantes et dans des villages isolés… Mais comment s’y prendre lorsque la médecine conventionnelle africaine est bien trop coûteuse pour une partie de la population ? Et comment surmonter la problématique des distances ? Car il faut parfois parcourir des centaines de kilomètres pour accéder aux cabinets des médecins conventionnels libéraux, qui exercent en majorité dans les grands centres urbains. A cela se greffe la commercialisation non légale des faux médicaments : « En Afrique, le chiffre d’affaires généré par le trafic de faux médicaments est supérieur à celui du trafic de drogue », a confié l’ancien chef de service du CHU de Nantes. Il y a donc un équilibre à inventer. Un juste milieu à trouver entre traditions ancestrales et sciences médicales. Et ce d’autant que l’OMS a lancé en Afrique, pour la période 2014-2023, un programme qui vise à développer les connaissances sur la médecine traditionnelle - notamment à propos des plantes -, renforcer l’assurance-qualité et la sécurité, ainsi que promouvoir la couverture sanitaire universelle en intégrant les services des praticiens et l’auto-prise en charge sanitaire. En pratique, l’OMS aide les Etats africains à définir et mettre en œuvre un plan stratégique. Reste à trouver les financements. « Même si certaines facultés de médecine africaines ont déjà créé des départements de médecine traditionnelle, à l’instar des disciplines scientifiques », constate Jacques Barrier. Mais la clé de la réussite tient aussi aux contacts, liens et relations de confiance qui peuvent se créer entre carabins, praticiens conventionnels et… « devins-guérisseurs ».
(1) 33 route de Vertou, 44220 Nantes.
Site : https://www.helloasso.com/associations/musee-vivant-des-arts-et-civilisation-d-afrique-nantais
(2) Les arts de guérir en Afrique, de la tradition à la médecine conventionnelle, sous la direction du Professeur émérite Jacques Barrier. Editions L’Harmattan. 26,50 €