La société et les comportements évoluent. Les besoins de santé aussi. Et la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer ces changements, avec le développement de la consultation à distance notamment. À cela s’ajoute une population vieillissante qui s’accroit et au sein de laquelle les patients sont de plus en plus chroniques. Quant aux soignants, ils cherchent désormais à préserver leur vie personnelle en marge de l’exercice de leur profession. Fini le modèle du médecin de campagne qui répond au téléphone sept jours sur sept ! Les blouses blanches ne veulent plus sacrifier ni leur famille, ni leurs loisirs. Le Covid est passé par là… Conséquence : l’accès aux soins est sous tension. Sur le terrain, les urgences du CHU de Bordeaux sont saturées. Même scénario à l’hôpital d’Orléans, où les urgences sont à deux doigts de fermer suite à une vague d’arrêts maladie des soignants… Comment agir et réagir ? Peut-on sortir de ces impasses ? Des solutions existent-elles ?... Autant de questions qui ont été posées lors de la Matinale de la FNIM du 18 mai 2022, organisée en présentiel dans les locaux de l’Aéroclub de France, à Paris. Pour y répondre, un duo de médecins : les Prs Jean-Michel Chabot et Jean Sibilia. Le premier est professeur émérite de santé publique. Il a également été secrétaire de la conférence des Doyens de médecine de 1998 à 2002, puis conseiller du ministre de la Santé Jean-François Mattéi de 2002 à 2004, pour les questions de démographie professionnelle et de qualité du système de soins. De 2010 à 2017, il a été conseiller médical de la Présidence de la Haute autorité de santé (HAS) et membre de la Commission nationale des études de santé (CNES). Il fait également partie du comité de rédaction de La Revue du Praticien et du Concours pluripro. Le second est professeur des universités et praticien hospitalier en rhumatologie aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS) et à la Faculté de médecine (CHU de Strasbourg). Faculté dont il est le doyen depuis 2011. Ensemble, ils ont échangé sur les nouveaux métiers et les nouvelles compétences qui émergent, peu à peu, dans le système de santé français. Un débat animé par Alain Trébucq, patron de Global Média Santé et vice-président de la FNIM.
L’accès aux soins se complique. En France comme dans la plupart des pays du monde occidental. Entre la proportion de personnes âgées de plus de 70 ans qui augmente, les déserts médicaux où l’on peine à inciter à venir visser une plaque, les hôpitaux à bout de souffle… rien ne va plus. Les gouvernements se succèdent, tentent de panser les blessures, en vain. Les plaies restent béantes. Pourtant les plans successifs de sauvetage du système de santé ont permis de créer de nouveaux outils, de nouvelles alternatives, pour limiter les files d’attente, faciliter le quotidien des hospitaliers comme celui des libéraux. Mais, sur le terrain, tout n’est pas aussi simple et fluide. Il faut encore expliquer, décloisonner, rassurer. Car d’aucuns ont gardé quelques réflexes d’hier, dépassés aujourd’hui. Et ce d’autant que de nouveaux acteurs, de nouveaux métiers, pourvus de nouvelle compétences, sont arrivés. Jean-Michel Chabot, professeur émérite de santé publique, en recense cinq : les assistants médicaux, les infirmières de pratique avancée (IPA), les coordinateurs de soins, les coachs santé et les data scientists, « car ce n’est pas aux médecins de gérer toutes les données informatiques ». Et le Pr Chabot précise : « D’autres de ces professions de pratiques avancées sont à venir. »
Travail en équipe et pratiques avancées
« Si un médecin généraliste augmente sa file active, l’Assurance maladie lui finance un assistant médical ». C’est la proposition de l’Assurance maladie faite dès 2018 aux syndicats libéraux. Et en 2022, les médecins spécialistes en réclament aussi : « Les cardiologues et les gastroentérologues veulent des assistants ou des nurses practionners, et le cas échéant suivre une intervention devant leur écran. C’était impensable il y a cinq ans… » Quant aux IPA, leur intégration à un système de soins révolutionne les échanges entre soignants et la prise en charge des patients. Il faut s’y habituer. Y compris dans les pays anglo-saxons, où elles sont pourtant présentes depuis des dizaines d’années déjà. Une fois en place, elles peuvent superviser, par exemple, un « patient-center medical home » (PCMH). Ce qui bouscule les habitudes et surtout la hiérarchie. En France, Jean-Michel Chabot fait référence aux infirmières du dispositif régional Asalee (Actions en santé libérale en équipe) : celles-ci sont formées pour accompagner des patients atteints de maladies chroniques au sein des cabinets médicaux. Sur le papier, c’est une aide précieuse. Dans la pratique, comme elles sont salariées, cela ne plaît pas à tout le monde. À commencer par les syndicats. « Ces infirmières Asalee devraient finalement être reconnues comme étant des IPA, à l’issue d’une valorisation des acquis de l’expérience (VAE) », commente Jean-Michel Chabot. Même imbroglio avec les coordinateurs de soins, « auxquels trop peu d’universités se sont intéressées, alors qu’ils ont un rôle essentiel », reprend le médecin de santé publique. « Plus de 50% de nos dépenses de santé sont consommées par moins de 5% des malades : c’est sur eux qu’il faudrait faire porter l’effort de coordination des soins », dit-il encore. Jean-Michel Chabot prône le travail en équipe et les pratiques avancées : « Les ophtalmos peuvent travailler avec des orthoptistes, pour désengorger les salles d’attentes des premiers. On doit pouvoir créer des binômes de professionnels qui s’estiment et sont capables d’œuvrer ensemble. » Il ajoute : « Il est essentiel d’aller vers des équipes constituées, une coopération et un travail en bonne intelligence avec les autres. » Ce qui se fait désormais dans les Maisons de santé. Quant à la formation continue, avec la VAE, « celles-ci doivent permettre d’évoluer tout au long de sa carrière », souligne le Pr Chabot. Une façon de lutter contre un fonctionnement en silo. Une façon d’oser, tenter, expérimenter, progresser, s’affranchir et ainsi éviter le burn-out.
La problématique de la démographie médicale
Jean Sibilia, pour sa part, alerte sur la réglementation quant à la démographie médicale. « Dans les années 1990, nous avons été confrontés à une pléthore de médecins généralistes. Le gouvernement en place a alors créé le Mécanisme d'incitation à la cessation d'activité (Mica) et plus de 10 000 médecins libéraux ont été mis à la retraite. Aujourd’hui, nous formons 9 000 jeunes médecins par an. Certains voudraient monter à 15 000 ou 20 000. Ce qui n’est pas justifié. Car cela ne repose pas sur une simulation cohérente des besoins en médecins dans un modèle d’offre de soins dans lequel on prône la création de métiers de soignants avec une délégation de tâche... De plus nos facultés sont incapables de former deux fois plus de médecins avec les moyens actuels, sachant que nous avons déjà presque triplé le nombre de personnes formées (de 3 800 à 9 000 par an ) en une dizaine d’années... à moyens quasi constants. » Alors comment trouver le bon équilibre ? En mêlant, une fois encore, les compétences. « Dans mon université, à Strasbourg, je sollicite des démographes, géographes, sociologues… pour bâtir une modélisation des besoins de santé dans le Grand Est et en Alsace », explique le Pr Sibilia. Un travail de justesse, de précision, au plus près des spécificités de chaque territoire. « Quand on parle de ruralité vieillissante, poursuit Jean Sibilia, il ne faut pas raisonner que désert médical. Il faut aussi prendre en compte l’absence de services publics, tels qu’un bureau de poste ou une école. Autrement dit , sur cette problématique, tous les ministères sont concernés : Transports, Logement, Industrie, Enseignement supérieur, Santé et solidarité… »
Une approche de santé globale
À l’instar de Jean-Michel Chabot, Jean Sibilia vante les vertus d’une approche pluri-professionnelle de l’offre de soins. Un parti pris qui n’a rien de nouveau. « Dès sa création en 1948, l’OMS préconisait une approche de santé globale, qui prend en compte à la fois les soins et la prévention, le cure et le care », rappelle le médecin des Hôpitaux universitaires de Strasbourg. Il poursuit : « Il faut développer le nombre de coordinateurs de dépistage et de santé publique, tels des relais dans les écoles, les universités, les entreprises, pour appliquer une stratégie de santé globale. » On est loin de l’image du médecin seul dans son cabinet. Ce modèle est obsolète, selon les deux médecins invités de la Matinale de la FNIM. Jean Sibilia parle de « maillage », où s’articule « une logique entre maisons de santé, centres de soins, médecins libéraux, infirmières et télémédecine ». Par ailleurs, « il faut associer soins, formation et recherche », poursuit-il. À ses yeux, c’est la bonne idée « pour développer des soins de qualité et tirer vers le haut les professions et métiers intermédiaires ». Pour ce faire, Jean Sibilia évoque « un écosystème de formation au sein d’une université de santé, où une douzaine de métiers sont représentés ». À ce titre, il cite volontiers en exemple le cas strasbourgeois « où l’école de puériculture est désormais rattachée à l’université de santé ». Il parle de « transversalité, horizontalité et mutualisation », y compris dans les fiches de postes. Quant aux référentiels, « il faut les recadrer en permanence ». Et les rémunérations ? Les deux médecins parlent de forfaits pour les « nouvelles professions » qui travaillent au sein d’une équipe de soignants aux profils complémentaires. Histoire de fluidifier le dispositif, créer une autre dynamique que le seul paiement à l’acte… Toute une palette de pistes à suivre, « pour redonner du sens et une perspective aux métiers de santé », conclut Jean Sibilia. Reste à convaincre les politiques et les syndicats. Car certains corporatismes ont tendance à appuyer sur la pédale de frein dès qu’il faut panser, repenser, innover. À cela s’ajoute la pression médiatique qui pointe notamment des services d’urgences au bord de la déroute ou des villages sans soignant. Ce qui pousse quelques élus locaux à agir vite, voire trop vite, pour satisfaire leurs électeurs. Car à l’heure de Twitter, la réactivité est souvent perçue comme l’une des clés si l’on veut durer, notamment en politique.