Depuis 2015, la France recense davantage de personnes âgées de plus de 60 ans (26%) que de jeunes de moins de 20 ans (23%). À cela s’ajoute une espérance de vie qui s’allonge et une entrée en maison de retraite, ou en Ehpad, plus tardive elle aussi. Durant les périodes de confinement, des liens se sont tissés via les réseaux sociaux, ou en « visio », entre grands-parents, parents, enfants, petits-enfants… Idéal pour rompre l’isolement des aînés. Mais peut-on aller plus loin pour maintenir ces liens ? Comment s’y prendre ? Sur ce point, la France est-elle en retard au regard d’autres pays ? Enfin, le vieillissement sera-t-il l’un des principaux chantiers auquel le prochain, ou la prochaine, locataire de l’Élysée aura à faire face ? Autant de questions qui ont été posées lors de la Matinale de la FNIM du 23 février 2022, organisée en présentiel dans les locaux de l’Aéroclub de France, à Paris. Pour y répondre, un invité : le sociologue Serge Guérin, professeur à l’Inseec GE, spécialiste des questions liées au vieillissement et à la « séniorisation » de la société, des enjeux de l'intergénération et des approches du care. Auteur d’un quarantaine d’ouvrages, dont Les quincados et dernièrement La société resiliente, il a parlé chiffres, démographie, mais aussi de quelques pistes à suivre, le temps d’une conversation animée par Alain Trébucq, à la tête de Global Média Santé et vice-président de la FNIM.
« Les vieux ont de l’avenir. » C’est Serge Guérin qui le dit. Le sociologue, spécialiste du vieillissement, en est convaincu. Car chiffres et courbes démographiques parlent d’eux-mêmes : si plus de 9% des Français ont plus de 75 ans aujourd’hui, ils seront 16% d’ici à 2 060. A cette date, les plus de 60 ans représenteront 24 millions de personnes âgées dont quelque 200 000 centenaires. « Le vieux continent devient un continent de vieux », commente Serge Guérin en souriant. Autre constat : si en 1900, en France, on comptait 35% de personnes âgées de plus 20 ans et 14% ayant plus de 60 ans, depuis 2015 on recense davantage de personnes âgées de plus de 60 ans (26%) que de jeunes de moins de 20 ans (23%). La donne a changé. Et l’espérance de vie avec : 78 ans pour les hommes et 84 pour les femmes, contre 46 ans pour les deux en 1900. Aujourd’hui, on compte aussi 13 ans d’écart d’espérance de vie ente les plus riches et les plus pauvres. Parallèlement, Serge Guérin compare l’année 2026 à « un mur ». Et pour cause : à cette échéance, les premiers baby-boomers, qui depuis 2006 représentent 200 000 retraités de plus chaque année, auront 80 ans et un risque plus grand de perte d’autonomie. L’âge moyen d’entrée en maison de retraite étant d’environ 85 ans. « Longévité et séniorisation de la société concernent tout le monde », souligne le sociologue. Il développe la notion de « société de la longévité » pour bien insister sur le fait que cela concerne toute la population, y compris les plus jeunes. « On avance en âge », ajoute-t-il, « c’est ce que l’on dit aujourd’hui à la place du verbe vieillir… » La sémantique, tel un lifting, efface quelques rides. Et ce au risque de brouiller les pistes de réflexion, les prises de parole. « Les vieux, c’est toujours les autres, jamais soi. On s’en extrait. Ce qui rend toute décision compliquée, à commencer par la décision politique », explique le sociologue. Il rappelle au passage le positionnement de François Hollande, comme « président de la jeunesse » : « C’était bien plus vendeur que président de la vieillesse ! » Il n’en demeure pas moins que le vieillissement sera l’un des défis à relever par les prochains gouvernants. « Or, déplore Serge Guérin, on n’en parle pas ou peu dans les débats qui rythment la campagne. » Le livre Les Fossoyeurs, a mis en avant les dérives dans certains Ehpad. Mais aussi la mauvaise conscience d’une société sur la place faite aux vieux. Y compris parfois par des familles de personnes accueillies en établissement.
« Les jeunes c’est l’avenir, mais la dame de 80 ans aussi ! »
Dans un tel contexte où en est la solidarité intergénérationnelle ? Celle qui s’est exprimée et développée durant les confinements. Celle qui a incité les petits-enfants à se connecter en « visio » avec leurs grands-parents. Celle qui a donné envie à des étudiants d’aider des seniors dans leur vie quotidienne, en échange de repas ou d’un hébergement… Car tous les seniors ne sont pas en situation de handicap, malades ou grabataires. Loin de là. Selon Serge Guérin, 8% des plus de 65 ans sont atteints de dépendance. Autrement dit : 92 % des seniors sont autonomes pour voyager, apprendre, se cultiver, transmettre, aider, être bénévole... « Les jeunes c’est l’avenir, affirme le sociologue. Mais la dame de 80 ans aussi ! » Il cherche à nuancer la « segmentation des âges » : « La société de consommation et le marketing le font déjà très bien. Ce qui nous habitue à vivre dans un monde qui divise… » Or, rien de pire que l’isolement pour une personne âgée. « Il faut créer des interactions entre les générations », martèle Serge Guérin. Il remarque d’ailleurs que la société est faite de nombreuses interactions et micro-solidarités entre les générations. Surtout qu’aujourd’hui, dans certaines familles, deux générations peuvent se retrouver à la retraite en même temps. Les cadets deviennent alors souvent, peu à peu, « aidants » des premiers. Ils seraient ainsi 11 millions en France à accompagner, soutenir, accueillir des personnes fragiles, souvent des aînés, au quotidien et gratuitement. Ils sont devenus essentiels au système de santé. Le sociologue pointe ici la problématique de la solidarité nationale, un brin à la traîne, face au vieillissement de la population. « Prendre soin de l’autre, c’est positif, explique Serge Guérin. D’ailleurs la crise sanitaire le confirme. En outre, qui a le droit de décider qu’une personne de 90 ans ne mérite pas de continuer à vivre ? En quoi quelqu’un de 90 ans serait moins intéressant que quelqu’un de plus jeune ? » Il ajoute que la prise en soin et l’accompagnement des personnes âgées nécessitent de développer les services à la personne, renforcer les solutions d’habitat partagé, faire évoluer le modèle des maisons de retraite. Mais pour cela, il faut aussi davantage de personnes voulant venir travailler dans le secteur.
900 000 personnes âgées n’ont ni visite, ni contact, durant la semaine
Pas de solidarité générationnelle sans prendre en compte la diversité des profils de seniors. Avec 21 millions de plus de 50 ans, en France, autant dire que la variété existe. « On n’est pas vieux de la même façon dans le centre d’une grande ville, en banlieue ou à la campagne. On n’est pas vieux de la même façon si l’on vit encore en couple ou en solitaire. On n’est pas vieux de la même façon si l’on surveille son alimentation et si l’on pratique la gym douce ou autre marche nordique. On n’est pas vieux de la même façon selon le montant de sa retraite… », souligne Serge Guérin. Il veut insister, ici, sur les limites d’un désert médical, d’une zone blanche – d’un point de vue connexion Internet – ou encore de la nécessité de conduire une voiture si l’on choisit de partir vivre sa retraite dans un chalet à la montagne ou une ferme loin de tout. « La maison du petit village où l’on vient passer deux semaines de vacances en été peut révéler quelques surprises, quand on y habite à l’année », détaille-t-il. Quant à la vie en solo et l’isolement qui va avec, que ce soit après un divorce ou un décès, cela peut vite virer au cauchemar. « Pendant le premier confinement, certains aînés, qui ne pouvaient plus voir leurs proches, sont morts de tristesse et d’isolement », rappelle le sociologue. Or, selon l’association les Petits Frères des Pauvres, 900 000 personnes âgées n’ont aucune visite, aucun contact, durant la semaine. D’où l’importance de créer du lien, nouer des liens. « Autour des ronds-points et dans les manifestations de Gilets jaunes, on a vu des Gilets gris, se souvient le sociologue. C’était la première fois qu’autant de vieux étaient aussi mobilisés. Une partie des Gilets jaunes étaient d’ailleurs des professionnels de l’accompagnement des plus fragiles. Au-delà des revendications, c’était comme un moment de solidarité. Cela a, justement, créé du lien et donner à certains la sensation d’être à nouveau utile. »
S’inspirer de ce que les pays nordiques proposent à leurs aînés
L’enjeu consiste donc « à prendre en compte les seniors avec leurs problématiques et leurs attentes », constate Serge Guérin. Faire du cas par cas. Avoir une vision aussi. Le sociologue invite les politiques à regarder ce que d’autres pays proposent à leurs aînés. À l’instar des pays nordiques, « où une femme de 75 ans peut jouer au basket en short sans que cela paraisse déplacé ou incongru. Car les Scandinaves ont un autre rapport au corps et une culture de la prévention très développée ». Toujours dans les pays nordiques, « la politique du vieillissement se fait au niveau de la commune, avec des innovations liées à l’habitat, où des personnes âgées peuvent cohabiter dans un logement pourvu de plusieurs toilettes et salles de bains, mais d’une seule cuisine », détaille le sociologue. Il évoque aussi la cotisation à la retraite dès l’âge de 18 ans au Danemark ou le développement des cursus de formation continue après 45 ans, « alors qu’en France, 26 départements ne peuvent toujours pas allouer d’aide pour mieux prendre en charge la fin de vie ». Face à la difficulté que les chefs d’entreprises rencontrent pour recruter, actuellement en France, Serge Guérin les incite à regarder autrement les seniors, leur CV, leur expérience. « Et ce d’autant que le chômage des plus de 45 ans ne baisse pas dans l’Hexagone. » Or le travail ramène du lien social – « le meilleur des médicaments pour les aînés » -, de l’estime de soi, une dynamique. Dans le même temps, d’autres veulent profiter de leur retraite comme d’une deuxième jeunesse, l’amorce d’une nouvelle vie. Il faut donc écouter, composer, conseiller, sans infantiliser, ni contraindre. Bref, trouver un juste milieu. « Car, à un certain âge, conclut le sociologue, on peut en avoir marre de s’adapter sans cesse. Surtout après 80 ans. Si un jeune veut tout savoir d’une nouvelle version de smartphone, un vieux peut être réfractaire à une complexité supplémentaire qui ne changerait pas, ou peu, son quotidien. » Sauf peut-être si cela passe par un échange avec l’un de ses petits-enfants, de visu ou en « visio ».