Certains viennent tout juste de soutenir leur thèse. D’autres ont vissé leur plaque depuis peu. D’autres encore amorcent une carrière hospitalière ou enchaînent les remplacements… Autant de contextes qui amènent ces jeunes médecins à entrer en interaction avec l’industrie pharmaceutique. Que ce soit par le biais de la visite médicale, de conférences, de séminaires de formation continue, de la presse, de plaquettes publicitaires… les jeunes praticiens reçoivent une information en provenance des laboratoires. Qu’en pensent-ils ? Comment la perçoivent-ils ? Qu’attendent-ils aussi de cette industrie pharmaceutique qui communique sur ses médicaments et autres nouvelles molécules ?... Ces questions ont fait l’objet de la dernière Matinale de la FNIM, le 25 octobre 2023, dans les locaux du Roof Top Grenelle, à Paris. Une Matinale, également relayée en distanciel, animée par Elena Zinovieva, directrice générale de Global Media Santé, éditrice en chef et directrice des publications La Revue du Praticien, Egora et Concours pluripro, et la journaliste Marion Jort, cheffe des rubriques « étudiants » et « multimédia » du site Egora.fr. Autour d’elles, pour débattre de la relation entre industrie pharmaceutique et jeunes médecins : Gaëtan Casanova, médecin en santé publique, conseiller médical à la Fédération nationale des établissements d'hospitalisation à domicile (Fnehad), ancien président de l’Intersyndicale nationale des internes (Isni) et membre du think tank « Le Lab », ainsi que Mathieu Thomazo, médecin généraliste à Cherbourg et ancien porte-parole de l’Intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale (Isnar-IMG).
« En préparant cette Matinale, je me suis souvenu de l’affaire du Mediator… » D’emblée, le ton a été donné par Mathieu Thomazo. Le jeune praticien installé à Cherbourg a ainsi expliqué avoir débuté son cursus universitaire avec ce scandale sanitaire en arrière-plan. « Cela m’a fait prendre conscience de la forme que pouvait avoir une stratégie de désinformation et des conséquences qu’elles pouvaient engendrer. » En a-t-il conclu pour autant qu’il fallait se méfier de l’industrie pharmaceutique ? Rien de tel. Mathieu Thomazo ne se dit pas « anti-labo ». Il prône avant tout la pédagogie et la justesse du champ lexical utilisé. Il pointe ainsi la nuance à faire entre publicité et information. Pour lui, « la communication en provenance des laboratoires relève de la publicité, car celle-ci est faite et pensée dans un but commercial ». Une publicité « de masse », dit-il, « qui s’individualise ensuite par le biais de la visite médicale ». Quant à l’information « juste » et « digeste », « elle doit venir d’un canal indépendant, à l’instar de la revue Prescrire, qui n’est financée que par ses abonnements ». Avis partagé par son confrère Gaëtan Casanova, 34 ans, ancien juriste spécialisé en droit de la santé, aujourd’hui médecin en santé publique : « Si la publicité tend à assurer la promotion d’un produit, le mot information est plus neutre et l’étude publiée dans une revue scientifique relève de la preuve et de l’information de qualité. » Également membre du « Lab », Gaëtan Casanova a précisé qu’il avait accepté d’intégrer cette instance de réflexion sur l’expertise en santé, créée par Les entreprises du médicament (Leem), « parce que c’est important que l’on puisse discuter avec l’industrie pharmaceutique, comme le soldat peut parler avec l’armurier… » Une façon de mieux cerner, comprendre et hiérarchiser l’information en provenance des laboratoires, mais aussi de prendre du recul pour mieux l’analyser. « Tous les professionnels de santé doivent être informés et formés pour exercer leur esprit critique », a-t-il ajouté. Mais si Mathieu Thomazo est d’accord pour « discuter avec l’armurier », il s’interroge sur certaines dérives, liées à « une communication de masse qui prend en compte le retour sur investissement ». À l’image, poursuit-il, de « ces entreprises qui désinforment sur les effets d’un médicament pour pouvoir vendre plus, et ce, au détriment des patients ». Réponse de Gaëtan Casanova : « Face à l’efficacité toute relative, voire non prouvée d’un médicament qui est quand même prescrit, les responsables sont aussi les médecins. À eux de faire de l’éducation thérapeutique, même si les patients n’écoutent pas toujours. Reste que faire de la pédagogie, ça demande du temps… »
Un besoin de transparence
Mathieu Thomazo et Gaëtan Casanova réclament davantage de transparence. De la transparence sur le contenu de l’information envoyée par l’industrie pharmaceutique, sur les études scientifiques qui lui sont liées, sur son objectif final. À cela s’ajoute un besoin de clarté quant au rôle des autorités de santé, sans lesquelles pas d’AMM, ni de publicité. « Cette transparence est essentielle, mais pas forcément suffisante », nuance le praticien de Cherbourg. Il s’explique : « Quand l’industrie s’adresse aux médecins généralistes, on peut parler de transparence, car ces-derniers reçoivent une plaquette d’information assortie d’une longue notice avec le détail des études menées. Toutefois, cette même plaquette peut à la fois minimiser certains effets secondaires en page de garde et les citer en première position des effets non désirables dans la longue notice. Dans ce cas, n’y a-t-il pas une certaine manipulation de l’information ? » Mathieu Thomazo suggère que l’information, avant sa publication, soit soumise à « un filtre indépendant » : « Il faut développer l’esprit critique du prescripteur. » Gaëtan Casanova acquiesce : « Il faut veiller, en effet, à l’indépendance du propos, vérifier la performance d’un médicament et ce, pas forcément auprès du laboratoire qui l’a conçu et fabriqué. À la Fnehad, par exemple, lors de nos entretiens avec des industriels, je demande à en savoir plus sur les études relatives aux sujets que nous traitons. Ne perdons pas de vue, de surcroît, qu’il est plus facile de vendre, à un praticien, un médicament efficace pour le patient. » À ce titre, autre bémol de Mathieu Thomazo : « Beaucoup de nouveaux médicaments sortent des laboratoires. Mais, parmi eux, 10 à 20% seulement sont innovants et réellement utiles. Le reste, ce n’est que de la publicité. » Il fait allusion, ici, aux nouvelles molécules « révolutionnaires », mais vite généricables, une fois tombées dans le domaine public : « Le laboratoire prévoit un isomère (molécule identique à la nouvelle créée) et décroche de nouveaux droits dessus, avec un prix de vente plus élevé. Mais sans communication, ni publicité, il n’y a aucune raison que les médecins le prescrivent, faute de valeur ajoutée supplémentaire pour les patients. » D’où la méfiance de certains face à ces médicaments « me-too », issus de stratégies marketing destinées à maintenir la position de monopole d’un traitement.
La chasse au conflit d’intérêt
Mathieu Thomazo pointe également la facilité de l’habitude. « Lorsque l’on prescrit telle ou telle molécule à l’hôpital, le médecin généraliste a tendance à poursuivre ce traitement pour ne pas bousculer les habitudes du patient, mais sans vérifier si ce médicament est le plus adapté. » Gaëtan Casanova le confirme : « Ne pas changer la prescription des patients lorsqu’il sort de l’hôpital : c’est un vrai sujet. » Mathieu Thomazo enfonce le clou : « Certains laboratoires mènent des stratégies d’approche de médecins, leaders d’opinion. Or, souvent, ce sont ces mêmes grands pontes de la médecine qui réalisent les études et autres recherches soutenues par l’industrie pharmaceutique. Des conflits d’intérêts pas toujours rendus public. » « Mais si l’on veut les meilleurs des experts, s’interroge Gaëtan Casanova, n’est-il pas normal de retrouver ces grands pontes dans les comités scientifiques décisionnaires ? » L’ancien juriste compare cela à « un subtil jeu d’équilibriste ». Toutefois, il en convient, « si l’on s’aperçoit que les sources de rémunération d’un praticien en provenance d’un laboratoire deviennent substantielles, il faut se poser la question du conflit d’intérêt. » Même scénario pour un médecin qui travaillerait pour plusieurs laboratoires ? « Oui, répond Mathieu Thomazo : car dans ce schéma-là, les recommandations autres que médicamenteuses ne sont jamais abordées. Les conflits d’intérêts sont alors multiples, mais pas dilués. Par ailleurs, des études le montrent : les médecins qui reçoivent des visiteurs médicaux prescrivent davantage de médicaments, moins de génériques et davantage de médicaments moins utiles aux patients. »
Avec les réseaux sociaux, tout s’accélère…
Dans un tel contexte, les nouveaux médias et la digitalisation facilitent-ils la mise en place de bonnes pratiques ? « Les réseaux sociaux sont comme une place publique et il existe des lois, comme l’interdiction de promouvoir des produits de santé », souligne Gaëtan Casanova. Mais, aujourd’hui, une information fait le tour du monde en moins de deux heures. Tout va vite. Et même trop vite parfois. « Lorsqu’une entreprise rédige un communiqué de presse pour vanter un nouveau médicament, ce n’est pas toujours en accord avec des données scientifiques avérées, vérifiées », regrette Mathieu Thomazo. Ainsi à chaque nouveau traitement prometteur contre le VIH, par exemple, place aux « breaking news », toute la presse reprend l’information, alors que les essais cliniques n’ont parfois pas encore débuté… « L’information est biaisée par le laboratoire, commente le médecin de Cherbourg. Quant au patient, il n’a pas toujours le recul suffisant : s’il a vu l’information sur TikTok, il y croit. Elle est vraie. » « Cela touche aussi au nouveau rapport que l’on a avec la consommation dans notre société », commente, pour sa part, Gaëtan Casanova : « Le laboratoire présente un traitement, sans avoir toutes les données scientifiques validées. Malgré cela le médicament suscite un emballement médiatique. Mais qu’en est-il, ici, de la déontologie du journaliste et de l’éthique personnelle ? » « Croisons-nous un peu plus avec l’industrie pharmaceutique durant notre cursus universitaire, pour apprendre à analyser et décrypter une information », suggère Mathieu Thomazo. « Nous avons déjà une matière qui s’y prête, à l’université », répond Gaëtan Casanova. À savoir : la Lecture critique d’article (LCA). « Mais il faut qu’en plus des universitaires qui enseignent cette discipline, nous ayons des représentants de l’industrie pharmaceutique, pour commenter ces articles et expliquer comment se déroule une recherche clinique », précise encore le médecin en santé publique. Il ajoute : « Durant son cursus, un étudiant en médecine aurait vocation à aller faire un stage dans l’industrie pharmaceutique. Mais quand on évoque cette possibilité avec les universitaires, les réactions sont très effarouchées. Or, parfois, ce sont ces mêmes enseignants-chercheurs qui font une partie de leur pratique privée à l’hôpital… Alors, à nous, les médecins, de regarder aussi devant notre porte. »